CHAPITRE V

Corin les conduisit le long d'un corridor pauvrement éclairé par quelques torches installées dans des supports muraux. Malgré la lumière, les pupilles des yeux de leur frère restèrent dilatées.

Brennan ralentit.

— Si nous tardons..., dit Corin.

— Que se passera-t-il ? demanda sèchement Brennan. Je ne pars pas sans Sleeta.

— Elle est dans la caverne du Portail.

— C'est que tu nous amènes ? s'écria Hart en s'arrêtant net.

— Pensiez-vous que nous sortirions par la porte principale ? demanda Corin. Valgaard comporte nombre d'issues secrètes, mais je n'en connais qu'une. Je suis un nouveau venu ; Strahan ne me dit pas tout. Je comprends. Vous n'êtes pas sûrs de moi. Ma foi, vous avez le choix : venez avec moi, ou restez là.

Hart jura ; Brennan soupira.

— Kiri est avec lui ; l'accompagnerait-elle, s'il avait l'intention de nous tromper ?

— Le lien-lir ne fonctionne pas ici. Elle en sait aussi peu que nous.

— Que les dieux me pardonnent si je soupçonne mon rujho à tort, murmura Brennan.

Ils arrivèrent dans la caverne du Portail par un escalier étroit dissimulé derrière un pan de mur mobile.

Corin les amena au bord du gouffre où dansait le Feu de Dieu, et leur montra l'intérieur.

— Tu veux que nous descendions là-dedans ?

— Je viens avec vous. Je peux vous précéder, si vous le désirez. C'est votre seule chance.

— La nôtre ? Ou la tienne, aussi ?

Corin fronça les sourcils.

— Je vous suis. Pensez-vous que j'oserais rester après vous avoir fait évader ?

Hart se mordilla la lèvre.

— Non, dit Brennan. Je renonce à ce chemin.

— Alors, pourquoi ne pas essayer celui-ci ?

Ils se retournèrent comme un seul homme. Strahan sortit du mur de basalte.

Ils ne virent que des ombres derrière lui. Pas la moindre trace d'une ouverture.

Le sorcier montra le mur.

— Sleeta est là. Pourquoi ne la rejoignez-vous pas ?

— C'est un piège, dit Brennan.

Corin tomba à genoux devant le Portail. Strahan s'approcha de lui.

— Ku'reshtin, jura Brennan.

Hart ferma les yeux.

— Très bien, Corin. Tu as fait ce que tu avais dit.

— Toi, tu as fait ce que j'espérais, dit Corin en se levant d'un bond.

Il referma les bras autour de l'Ihlini, le déséquilibra et le propulsa dans le Portail.

Strahan cria quelque chose, puis sa voix mourut.

— Filons ! cria Corin en courant vers le mur de basalte.

— Il n'y a rien ! protesta Brennan.

— Tant pis ! répliqua Hart.

Il courut vers le mur.

Brennan hésita. Puis le Portail recracha l'Ihlini, enveloppé de lumière comme une torche humaine.

Brennan ne regarda pas derrière lui.

Il vit qu'il y avait une petite ouverture dans la pierre noire. Il s'y glissa et quitta la caverne.

Le passage était étroit et sombre. Brennan courut, ignorant la peur qui lui nouait l'estomac.

Il déboula dans une petite entrée. Ils étaient tous là ; Sleeta aussi.

— Lir..., dit-il.

— Pas le temps, haleta Corin. La cour est juste derrière cette porte.

— Strahan est vivant, fit Brennan.

— Il peut encore me vaincre, dans ce cas, répondit Corin, inquiet.

Il poussa la porte. Cheysulis et lirs se précipitèrent dehors. Autour d'eux, tout était obscur. Ils coururent vers les portes de la forteresse.

Le sol tremblait sous leurs pieds. Des cailloux explosaient autour d'eux.

Hart tomba. Il essaya d'amortir sa chute avec sa main absente. La douleur éclata dans son moignon.

— Lève-toi ! cria Brennan en le remettant debout.

Les portes massives s'arrachèrent à leurs gonds et tombèrent dans leur direction. Ils parvinrent à les éviter.

— Par les dieux, Strahan se sert de Valgaard elle-même pour essayer de nous arrêter !

Ils arrivèrent dans le champ de pierres figées et de geysers malodorants qui entourait la forteresse noire.

Haletants, à demi aveuglés par les fumées qui sortaient des trous, ils continuèrent à courir.

Soudain, les formes de basalte s'animèrent. La ménagerie de pierre de Strahan devint les pions d'un gigantesque jeu d'échecs vivant.

— Faites attention aux rochers, dit Corin. Souvenez-vous que notre jehan nous a raconté qu'ils peuvent attaquer...

Brennan trébucha sur une butte qui n'était pas là un instant plus tôt. Un trou s'ouvrit à l'endroit de sa chute. Il jura, tentant de se relever avant que le sang du Seker jaillisse sur lui.

Hart et Corin le saisirent par un bras et l'arrachèrent à la faille.

— Nous y sommes presque, dit Hart.

Corin jura quand une bouffée de vapeur l'aveugla. Il se frotta les yeux, n'osant avancer sans y voir.

— Corin, cours !

Sa vision s'éclaircit à temps pour lui montrer un griffon de pierre vivante en train de fondre sur lui.

— J'arrive, dit-il à ses frères.

Il courut de toutes ses forces.

Soudain, il tomba. Quand il tenta de se relever, en vain, il comprit ce que Strahan venait de faire.

— Mes jambes ! cria-t-il.

Strahan avait dit qu'il pouvait les transformer de nouveau en branches mortes. Corin comprit que la guérison avait été annulée. Il était dans le même état qu'avant de boire le sang du Seker : en bonne voie de guérison, mais encore incapable de marcher.

Kiri lui lécha le visage. Le monde prit feu autour de lui ; Hart et Brennan le soulevèrent.

— Nous y sommes presque, dit Hart, à bout de souffle.

— Regarde, fit Brennan, dehors ! Rael !

— Croyais-tu qu'il partirait ?

— Laissez-moi ! gémit Corin.

— Nous ne t'abandonnerons pas à lui, dit Brennan.

Ils se précipitèrent dans le défilé qui donnait sur le monde extérieur.

— Laissez-moi, supplia Corin, je vous en prie, je vous en prie.

— Nous sommes presque passés, dit Brennan.

Ils émergèrent dans un univers encore marqué par la présence des Ihlinis, mais beaucoup moins que les environs immédiats de la forteresse. Le sol était redevenu de la terre ordinaire. Les arbres, malingres et tordus, étaient faits de bois et de vraies feuilles, non de basalte.

Dans la tanière de Strahan régnait un éternel été. Dehors, c'était l'hiver.

Ils posèrent Corin à l'abri du tronc d'un des arbres les moins maladifs. Aussitôt, il essaya de ramper vers le défilé.

— Je... dois... retourner...

— Corin ! Ne bouge pas !

— Regarde ses yeux, dit Brennan. Le poison du Seker n'est pas totalement éliminé.

— J'ai froid, dit Corin. ( Puis, un instant plus tard. ) Il fait si chaud... Je brûle !

— Plus nous nous éloignerons du Portail, plus il sera en sécurité.

— Le Seker... Le Seker..., gémit Corin, frissonnant entre leurs bras.

— Rejette-le, dit Hart. Tu as le Sang Ancien, Corin, comme Brennan et moi. Lutte contre lui. Fais appel à ta force...

Ils continuèrent, traînant leur frère.

Soudain, le lien-lir revint à la vie. Tous trois poussèrent un cri.

— Posons-le, haleta Brennan.

Dès que Corin fut allongé, Kiri blottit son museau contre sa gorge. Brennan ouvrit les bras à Sleeta. En même temps, il vit les yeux de Corin s'éclaircir.

Hart se leva et tendit les bras vers le ciel.

Lir... O, lir...

Vois-tu ce que m'a fait Strahan ? L'Ihlini m'a mutilé. Je suis un homme fini.

Shansu, lir, dit Rael. Cela fait si longtemps...

Délicatement, le grand rapace se posa un moment sur le bras mutilé, effleurant du bec l'épaule de Hart. Puis il s'éleva de nouveau dans les airs.

Tout va bien, dit Sleeta à Brennan. Celui-ci avait mille questions à poser, mais ce n'était pas le moment. Il s'immergea dans leur lien.

Corin s'agita.

— Le Portail... Le Seker...

Pense à moi au lieu de penser à lui dit Kiri. Tu peux le vaincre. Essaie encore...

Je brûle... Dieux, Kiri, j'ai le corps en feu !

Il essaya de se lever. Avant d'avoir pu atteindre son lir, il vomit.

Hart et Brennan le regardèrent.

— Nous sommes trop près. Il nous faut un endroit sûr, où Strahan ne pourra pas nous trouver. Puis nous pourrons le guérir avec la magie de la terre.

Rael, dit aussitôt Hart, cherche-nous un refuge.

Le faucon s'envola, allant au-delà du col Molon.

— Shansu, dit Brennan à Corin, je te promets que ni Strahan, ni son dieu nauséabond ne vaincront.

— J'avais cru qu'en vomissant le sang du dieu, il n'aurait pas prise sur moi... Strahan voulait faire de vous ses esclaves... J'ai pensé qu'en le trompant, je trouverai peut-être un moyen de nous faire fuir...

— Chut, dit Brennan doucement. Tu pourras nous raconter tout cela plus tard.

Corin leva les yeux vers Brennan.

— Rujho... Tu dois savoir... Je suis vraiment amoureux d'Aileen. Je la désire... Strahan a souligné ma faiblesse...

— Et ta force. Il y a des multitudes de choses que nous voulons, parfois contre notre volonté. L'important, c'est comment nous réagissons.

— J'ai toujours voulu le trône du Lion, continua Corin. Aussi loin que je me souvienne...

— Qu'importe, Corin. Je ne pourrai jamais te haïr après ce que tu viens de faire pour nous.

Corin esquissa un pâle sourire.

— Si j'étais toi, je le pourrais. Mais je pense... qu'il n'y a plus de place pour moi...

Hart lui prit la main.

— Je t'interdis d'abandonner maintenant !

— Je suis si fatigué..., murmura Corin.

Lir, dit soudain Sleeta, regarde : un homme approche...

Brennan leva les yeux. Sa bouche s'ouvrit sous l'effet de la surprise.

— Jehan ?

Hart se tourna et vit à son tour.

— Non, Brennan. Pas notre jehan. Le fils bâtard de Karyon ; le sourd-muet.

— Carollan, murmura Brennan. J'avais oublié qu'il vivait à Solinde.

Comme Niall, Carollan était un homme de grande taille, fortement charpenté. L'âge avait semé du gris dans sa chevelure ; au contraire de Niall, il avait toujours ses deux yeux.

Il s'agenouilla près de Corin et entreprit de l'examiner, avec des gestes d'une douceur étonnante pour un homme aussi massif.

— Jehan, murmura Corin, Strahan t'a-t-il rendu ton œil ?

Carollan prit le blessé dans ses bras, le serra contre sa large poitrine et repartit dans la direction d'où il venait.

Hart et Brennan n'hésitèrent pas un instant. Ils lui emboîtèrent le pas, suivis par leurs lirs.